Ne demandez pas à Nina Terry d’où elle vient. Elle vous répondrait que son histoire a débuté le jour où son cordon ombilical en USB-C a été raccordé au laptop. Elle vous répondrait aussi que ce premier EP lui aura pris 29 ans, plus 6 mois. Le temps d’avoir assez vécu pour sortir de son terrier en peaufinant en peu de temps chaque rouage de ces cinq vignettes de pop électroniques, à l’abri des regards dans une chambre noire dont la fenêtre était obstruée par la somme de synthétiseurs inutilisés.
Ne lui dites pas qu’elle est chanteuse. Pour comprendre Animal, il faut d’abord l’apprivoiser. Nina est autant une musicienne que la somme de plusieurs aventures passées (dont vous ne trouverez aucune trace) et surtout, une femme digitale de son temps. Une « woman machine », pour évoquer Kraftwerk. Se contenter de chanter dans un micro ? Comme Ralf Hütter ou Mirwais avant elle, elle déteste. Au mauvais concept de femme-objet, Nina répond par une farouche envie d’autonomie. Comme aurait dit Jean-Jacques Goldman : elle a fait un EP toute seule. Composition, manipulation des sons, réalisation : saint triptyque de cet EP thérapeutique où le médicament qui lui permettra de s’oublier, ce sont les machines.
« Mes morceaux préférés sont tous nés d’un accident » dit-elle. A l’heure où certaines balancent leurs mecs, elle n’a clairement pas balancé son Mac. Elle l’a simplement changé. « Ces titres sont nés d’un biais technologique : je suis passé d’un vieux Mac à un autre plus récent, et de Pro Tools à Logic. Et là subitement, un monde s’est ouvert à moi ». Le monde dont il est ici question, c’est celui des plugs-in, l’équivalent d’un passage du Moyen-Âge à l’électricité, et qui va permettre à Nina de penser plus loin que les simples synthétiseurs, puis de matrixer sa pop électronique en transformant les lignes de code en notes. Et de transposer ses angoisses dans des hymnes contrepoint où la peur du monde extérieur devient une motivation pour l’affronter, comme sur l’ultra efficace Le Glaive (« Je prendrai le temps qu’il faut pour être prête au combat » chante-t-elle). On n’est pas loin d’imaginer Nina Terry en Jeanne d’Arc de la pop repoussant l’envahisseur à coups de vibratos digitaux. Son bastion à elle, son pré-carré défendu, c’est un monde intérieur où le véritable ennemi, comme pour toute bête sauvage, c’est d’abord le bruit.
Ne l’interrogez pas sur ses références. « Pour la première fois de ma vie avec cet EP, j’ai écrit des morceaux sans mal copier qui que ce soit ». Pour Nina, comme pour Christophe avant elle, le travail est toujours chaotique, fait de notes oubliées sur des mémos iPhone, de mélodies pensées pour d’autres (oui, elle écrit aussi pour d’autres), de notes triturées sur des claviers analogiques et passées à la moulinette dans l’ordinateur, comme des ingrédients secoués au shaker. Le cocktail est explosif, à rebours des musiques d’école de commerce avec chanteuses baragouinant des mélodies synthétiques sans lendemain. On pense tantôt à Orties, tantôt à Goldfrapp ou Fischbach, mais sans jamais vraiment s’approcher de la vérité. Cette part de mystique, à cheval entre le reconnaissable et l’inconnu, la vie et la mort, fait du projet Animal une énigme.
Lui demander d’où vient son nom d’artiste ? Affirmatif. Les passions de Nina Terry sont comme une traque : triangulaires. On citera les synthés de John Carpenter, les cold-cases et la science-fiction kafkaïenne. Ce curieux mélange amènera la Française à écrire un premier roman en 2019, sous pseudo, racontant l’histoire d’une personne inadaptée à la vie en société et se transformant lentement en bête, jusqu’à disparaitre dans le bruit de la ville. Une histoire qui fait écho aux expériences de l’Américain John B. Calhoun sur les effets de la surpopulation sur le comportement des rats, et qui a profondément marqué Nina : « L’abondance de denrées et la reproduction rapide de l’espèce dans un lieu clos entraine un chaos collectif avec du cannibalisme et une chute de la natalité, explique-t-elle, c’est là qu’on constate l’apparition d’une petite classe de rats silencieux attendant que les autres dorment pour sortir. Moi, j’ai transposé ça à Paris. Et mon projet Animal, c’est cet être discret qui attend le calme de la nuit pour vivre ». Ou pour combattre ?
Libéré de ses peurs, c’est ce même animal qui signe aujourd’hui son premier EP chez Kwaidan Records (Nouvelle Vague, Regina Demina, La Féline), et où Nina Terry a finalement élu domicile après une rencontre déterminante avec Marc Collin. « Le premier mot qui lui est venu en écoutant ces morceaux, c’est science-fiction ». Masterisée par Alex Gopher, cette espèce sauvage est désormais prête à briser sa muselière qu’on entrevoit sur la pochette. Attention à ne pas le chasser, cet animal est peut-être capable de vous griffer avec un futur tube.
Ecouter l’EP L’Animal